BON ALOI
Les arbres se refermèrent, la brume s’épaissit ; Questor Thews et Ben Holiday se retrouvèrent en pleine forêt. Ben cheminait résolument, suivant de près la silhouette du magicien. Ce n’était pas facile, car Questor progressait vite en dépit de sa curieuse démarche traînante. Ben changea son sac d’épaule : il commençait à sentir ses muscles se contracter. Il massa ses épaules de sa main libre et remonta les manches de son survêtement. Le dos de son pull-over était imprégné de sueur.
On aurait pu croire que pour le nouveau roi, il aurait été prévu une escorte et un carrosse, et non une marche forcée, pensa-t-il. On n’utilisait peut-être pas de carrosses à Landover. On montait peut-être des chevaux ailés. Si seulement Questor Thews avait pu leur en faire apparaître deux… Il se mordit la lèvre en se remémorant les tentatives de Questor pour lui fournir un déjeuner. Il valait peut-être mieux marcher.
Ils escaladèrent une nouvelle crête où les épicéas poussaient si bien que leurs aiguilles formaient au sol un épais tapis. Les deux voyageurs baissaient la tête pour se protéger des rameaux qui griffaient et cinglaient leur visage. Enfin, les arbres s’écartèrent, la crête laissa la place à une prairie, et le château apparut devant eux.
Ben Holiday regarda de tous ses yeux. C’était celui qu’il avait vu plus tôt. Mais à présent il le voyait clairement. Il était bâti à sept cents mètres de la rive environ, au milieu d’un lac dont l’île était juste assez grande pour le château. L’eau était gris fer, l’île dépourvue de végétation à part quelques buissons. Le château lui-même, construit de pierre, de bois et de métal, était un labyrinthe de tours, de parapets, de passages et d’allées qui s’élançaient vers le ciel comme les doigts d’une main brisée. Là encore, la brume enveloppait toute l’île et les eaux du lac bouillonnaient comme dans un chaudron sans soleil. Il n’y avait de couleur nulle part : nul étendard, nul pavillon, nulle bannière. Le bois et la pierre avaient l’air souillés, tandis que le métal était corrodé. Le mortier et le roc paraissaient solides et les remparts ne s’éboulaient pas, mais le château était comme une coquille vide et sans vie.
Il ressemblait un peu au manoir du comte Dracula.
— C’est ça, le château des rois de Landover ? demanda Ben, incrédule.
— Mmmm ? Oh, oui, c’est bien ça. C’est Bon Aloi.
Le sac de Ben tomba avec un bruit sourd.
— Bon Aloi ?
— C’est son nom.
— Bon Aloi, comme l’argent de bon aloi, poli et brillant ?
— Il le fut jadis, Noble Seigneur, confirma Questor en haussant les sourcils.
— Ah bon ? Dans des temps très reculés, je parie.
La déception lui serrait l’estomac.
— Il ressemble plus à Mauvais Augure qu’à Bon Aloi.
— Ce sont les effets du Ternissement, annonça Questor en croisant les bras et en portant son regard loin au-dessus du pré. Cela fait vingt ans qu’il est ainsi, Noble Seigneur, ou presque. Par la faute du Ternissement. Avant, il était brillant et poli comme il se doit. La pierre était blanche, le bois propre et le métal luisant. Il n’y avait pas de brouillard pour cacher le soleil. L’île était vibrante de fleurs multicolores et le lac d’un bleu cristallin. C’était le plus bel endroit du royaume.
Ben suivit le regard du magicien, qui revenait au cauchemar présent.
— Que s’est-il donc passé ?
— Lorsque le dernier roi de Landover s’est éteint il y a vingt ans sans qu’aucun héritier monte sur le trône, la décoloration a commencé. Au début, elle était graduelle, puis, le temps passant et le pays n’ayant toujours pas de roi, elle s’est accélérée. La vie s’échappe de Bon Aloi, et le Ternissement en marque le départ. Rien ne servirait de nettoyer, de frotter ou de polir la pierre, le bois ou le métal. Il se meurt, Noble Seigneur. Il suit son maître dans la tombe.
— Vous en parlez comme s’il était vivant.
— Il l’est en effet, Noble Seigneur, aussi vivant que vous et moi.
— Mais à l’agonie ?
— Une agonie longue et douloureuse.
— Et c’est là que vous voulez que je vive – dans un château à l’agonie ?
— Vous le devez, affirma Questor avec un sourire. Vous êtes le seul à pouvoir le guérir. (Il saisit le bras de Ben et le poussa en avant.) Venez maintenant, Noble Seigneur. Vous le trouverez fort agréable, à l’intérieur, où son cœur est toujours chaud et sa vie bien réelle. Les choses ne sont pas si terribles qu’elles en ont l’air. Venez donc. Vous y serez très confortable. Venez.
Attachée à la rive était une longue barque à proue relevée portant gravée la tête d’un chevalier. Les plats-bords étaient bas et la poupe, dépourvue de gouvernail, était posée sur la berge. Ben prit place à l’avant tandis que Questor s’asseyait à la poupe. Ils étaient à peine installés que l’embarcation se mit à bouger. Elle se dégagea de la rive et glissa silencieusement sur les eaux. Ben regardait tout autour, très étonné. Il ne voyait aucune source de propulsion.
— Ce sont vos mains qui lui impriment sa direction, dit soudain Questor.
Ben baissa les yeux : ses mains tenaient fermement le plat-bord.
— La barque, tout comme le château, est vivante. C’est ce qu’on appelle un rase-lac. Il obéit au toucher de ceux qu’il sert. Vous êtes maintenant le premier de ceux-là. Formez le désir que la barque vous transporte et elle le fera.
— Que dois-je désirer ?
— Eh bien, répondit Questor en riant, désirez donc la porte d’entrée, Noble Seigneur.
Ben saisit le plat-bord et forma sa pensée en silence. Le rase-lac s’ébranla et fila à toute allure sur la surface des eaux obscures, laissant dans son sillage une écume blanche.
— Doucement, Noble Seigneur, doucement ! s’écria Questor Thews. Vous exprimez vos pensées trop vivement.
Ben relâcha à la fois son étreinte et son esprit, et le rase-lac ralentit. C’était amusant de faire usage d’un peu de magie. Il passa ses doigts sur le bois lisse. Celui-ci était chaud et palpitant, comme un être vivant.
La sensation de vie qui émanait de l’embarcation le gênait, mais il laissa ses mains en place. Ben se tourna vers le magicien.
— Questor ? Qu’avez-vous dit à propos de guérir le château ?
— Bon Aloi, comme Landover, a besoin d’un roi. Sans roi, le château dépérit. Votre présence à l’intérieur le revigorera. En en faisant votre maison, vous lui rendrez la force.
Ben jeta un regard vers l’apparition spectrale avec ses tours et ses créneaux noirs, ses murailles de pierre décolorées et ses yeux caves.
— Et si je ne veux pas en faire ma maison ?
— Oh, je crois que vous le voudrez, répondit l’enchanteur, énigmatique.
Crois tout ce que tu veux, pensa Ben. Il restait concentré sur le château qui approchait, sur la brume et l’obscurité qui l’étreignaient. Il s’attendait à voir paraître à la fenêtre quelque créature aux canines démesurées et à voir des chauves-souris monter la garde en tourbillonnant.
Mais il ne vit rien.
Le rase-lac accosta en douceur et Ben, suivi de Questor, débarqua. Devant eux s’élevait, comme une invitation à se faire avaler tout rond, une voûte équipée d’une herse relevée. Ben changea son sac de main, hésitant. Le château était d’aspect encore plus formidable de près que de loin.
— Questor, je ne sais pas si…
— Venez, Noble Seigneur, interrompit le magicien en le saisissant par le bras pour le pousser en avant. Vous ne verrez rien d’intéressant d’ici. Et puis, les autres vous attendent.
Ben avança en trébuchant ; il observait nerveusement les parapets et les tours au-dessus de sa tête. La pierre était rongée d’humidité et tous les coins et toutes les fissures envahis de toiles d’araignée.
— Les autres ? Quels autres ?
— Ceux qui sont au service du trône, voyons, votre suite. Tous n’ont pas quitté la Cour.
— Comment ça, pas tous ?
Mais Questor, soit qu’il n’ait pas entendu ou ait décidé d’ignorer cette question, pressa le pas et força Ben à accélérer pour ne pas se faire distancer. Après avoir franchi l’entrée, ils débouchèrent dans une cour exiguë, d’apparence aussi sombre et minable que le reste du château. Ils pénétrèrent ensuite dans un second passage, plus petit que le premier, puis traversèrent un couloir et se retrouvèrent dans un vestibule. Une lumière tamisée filtrait à travers de hautes fenêtres cintrées et venait se mêler à l’obscurité et aux ombres du lieu. Le bois des murs d’appui et de la charpente était propre et brillant, la pierre bien nette, les murs et les sols couverts de tapis et de tentures ayant conservé un peu de leur couleur. Il y avait même quelques meubles austères. Sans la grisaille qui régnait sur tout, l’endroit aurait pu sembler presque accueillant.
— Comme vous le voyez, l’intérieur est beaucoup mieux, fit remarquer Questor.
— Ravissant, approuva Ben sans enthousiasme.
Ils gagnèrent ensuite une porte qui donnait sur une gigantesque salle à manger où était dressée une table à tréteaux de dimensions impressionnantes, entourée de chaises à dossier haut, capitonnées de soie écarlate. Des lustres d’argent terni pendaient au plafond. Malgré la température estivale, un feu flambait dans la cheminée à l’autre bout de la salle.
À droite de la table, trois silhouettes se tenaient alignées. Leurs yeux rencontrèrent ceux de Ben.
— Votre suite personnelle, Noble Seigneur, annonça Questor.
Ben regarda ses serviteurs : un chien et deux singes à grandes oreilles – enfin, deux créatures pour le moins simiesques. Le chien se tenait debout sur ses pattes de derrière et portait un haut-de-chausses à bretelles, une tunique frappée d’un écusson et une paire de lunettes. Son poil était doré, et il avait en guise d’oreilles deux petits triangles mous qui semblaient avoir été ajoutés là après coup. Les poils qui garnissaient sa tête et son museau lui donnaient l’air d’avoir été croisé avec un porc-épic. Quant aux créatures simiesques, elles portaient une culotte courte retenue par une bandoulière de cuir. Le plus grand des deux animaux avait des jambes de faucheux ; l’autre, plus corpulent, était ceint d’un tablier de cuisinier. Ils avaient des oreilles dignes de Dumbo et des orteils préhensiles.
Questor fit signe à Ben, et ils s’avancèrent vers le chien.
— Voici Abernathy, scribe royal et premier valet.
Le chien se courba légèrement en regardant Ben par-dessus ses lunettes.
— Soyez le bienvenu, Noble Seigneur, dit-il.
Ben en sursauta de surprise.
— Questor, il parle !
— Aussi bien que vous, Noble Seigneur, répondit froidement le chien.
— Abernathy est un terrier blond à poil long ; c’est une race qui a produit bien des champions, en matière de chiens de chasse, intervint rapidement Questor. Cependant, il n’a pas toujours été chien. Auparavant, c’était un homme. Il est devenu chien à la suite d’un malheureux accident.
— Je suis devenu chien à cause de ta stupidité, grogna Abernathy. Et je le suis resté à cause de ta stupidité.
— Oui, bon, soupira Questor. D’une certaine façon, c’était ma faute, si on veut. J’essayais de le déguiser et la magie a fait de lui ce que vous voyez. Malheureusement, je n’ai pas encore découvert le moyen de lui rendre son apparence. Mais il aime bien sa condition de chien, pas vrai, Abernathy ?
— Je valais mieux en tant qu’homme.
— Tu aurais peut-être préféré que je te transforme en chat !
Pour toute réponse, Abernathy aboya. Questor le foudroya du regard, puis se tourna vers les créatures qui se tenaient à côté de lui.
— Ceux-là sont des kobolds, expliqua-t-il à Ben toujours aux prises avec l’idée que son premier valet était un chien. Ils parlent leur langue à eux et refusent absolument la nôtre, quoiqu’ils la comprennent assez bien. Ils ont un nom, mais il est dans leur langue également et ne vous dirait rien. C’est pourquoi ils ont bien voulu que je les rebaptise. Le plus grand, c’est Ciboule, messager royal. Quant au plus gros, il s’appelle Navet et remplit la fonction de cuisinier. Saluez votre seigneur, kobolds.
Ils s’inclinèrent, puis se redressèrent en découvrant derrière un sourire terrifiant plusieurs rangées de dents acérées. Ils sifflèrent doucement.
Ben prit Questor Thews à part. Il avait du mal à dissimuler son irritation.
— Qu’est-ce qui se passe ici, exactement ?
— Mmmm ?
Questor le regardait sans saisir.
— Si je comprends bien, le roi de Landover habite dans un bouge et est servi par une ménagerie. Vous avez d’autres surprises ? Qu’est-ce que j’ai comme armée ? Un troupeau de bœufs ?
L’enchanteur eut l’air gêné.
— Eh bien, pour ne rien vous cacher, Noble Seigneur, vous n’avez pas d’armée du tout.
— Pas d’armée ? Et pourquoi ?
— Elle s’est dispersée voilà plus de douze ans.
— Dispersée ? Et les serviteurs, les domestiques, les valets, ceux qui s’occupent du quotidien en général ? Qui se charge de tout cela ?
— Nous quatre, répondit Questor Thews en désignant d’un geste large Abernathy et les deux kobolds.
— Pas étonnant que le château dépérisse. Pourquoi n’engagez-vous pas d’autres gens ?
— Nous n’avons pas de quoi les payer.
— Comment ça, pas de quoi les payer ? Il n’y a pas de trésor royal ?
— Les coffres sont vides. Il n’y reste pas la plus petite piécette.
— Mais le trône ne lève-t-il pas d’impôts de manière à faire rentrer de l’argent ? continua Ben d’une voix de plus en plus forte.
— Cela s’est fait. (Questor jeta un regard de colère à Abernathy, qui agitait la tête, amusé.) Malheureusement, le système fiscal s’est enrayé il y a plusieurs années. Rien n’a été versé au trésor depuis.
Ben laissa tomber son sac et mit ses poings sur ses hanches.
— Arrêtez-moi si je me trompe. J’ai acheté un royaume dans lequel le souverain n’a ni armée, ni gens à part vous quatre, ni argent ? J’ai déboursé un million de dollars pour ça ?
— Vous exagérez, Ben Holiday.
— Tout dépend de quel côté on se trouve !
— Il vous faut être patient. Vous n’avez pas encore tout vu ni appris tout ce qu’il y a à apprendre de Landover. Les questions urgentes que sont les impôts, les serviteurs et l’armée peuvent se résoudre si l’on s’occupe de trouver des solutions. N’oubliez pas que nous sommes sans roi depuis plus de vingt ans. Dans ces conditions, vous ne pouvez pas vous attendre à autre chose.
— C’est la meilleure de l’année, ricana Ben sans le moindre humour. Dites-moi, Questor, allons au fond des choses. Que dois-je savoir d’autre sur la condition de roi de Landover ? Quelles autres mauvaises nouvelles avez-vous à m’annoncer ?
— Oh, je crois que vous savez le pire, Noble Seigneur, dit Questor avec un sourire désarmant. Nous aurons tout le temps d’en parler plus tard, mais un petit dîner s’impose tout d’abord, il me semble. La journée a été longue, le voyage aussi, et je sais que vous mourez à la fois de faim et de fatigue. Navet va s’occuper de notre repas. La magie du château n’a pas encore cessé d’approvisionner le garde-manger. Pendant ce temps, Abernathy vous montrera vos appartements, où vous pourrez vous laver, changer de vêtements et vous reposer un peu. Abernathy, escorte notre Noble Seigneur à sa chambre et veille à ce qu’il ne manque de rien. Je vous rejoindrai dans un instant.
Il tourna les talons et quitta la pièce avant que Ben puisse protester.
Ce fut un véritable exercice de santé. Ensemble, ils montèrent de nombreux escaliers et suivirent une demi-douzaine de couloirs obscurs avant d’atteindre les appartements royaux. Ben passa son temps perdu dans ses pensées, ressassant les désagréables nouvelles : il n’était qu’un roi sans apparat, il régnait sur le château de Dracula, et c’était tout. Il aurait dû faire attention à leur itinéraire, se dit-il en arrivant à destination, ne serait-ce que pour pouvoir retrouver son chemin tout seul. Il se souvenait vaguement de salles dallées de pierre et de plafonds à poutres de bois, de portes en chêne à ferrures, de tapisseries et de blasons, de couleurs sourdes et du Ternissement. Mais c’était à peu près tout.
— Votre salle de bains, Noble Seigneur, annonça Abernathy en s’arrêtant devant une lourde porte sculptée.
Ben jeta un coup d’œil à l’intérieur. Il vit une baignoire en fonte à pieds de lion, pleine d’eau fumante, un plateau garni de savonnettes, une pile de serviettes de lin, une tenue complète et une paire de bottes posées sur un tabouret.
Le bain était tentant.
— Comment avez-vous fait pour empêcher l’eau chaude de refroidir ? demanda Ben que surprenait la vapeur.
— C’est le château, Noble Seigneur. Il lui reste toujours quelques-uns de ses pouvoirs. La nourriture dans le garde-manger, l’eau chaude pour les bains, c’est à peu près tout.
Abernathy se tut brusquement et s’apprêta à sortir.
— Un instant ! cria Ben. Je… Je voulais juste vous dire que je regrette d’avoir été si surpris de vous entendre parler, tout à l’heure. Je ne voulais pas vous froisser.
— J’ai l’habitude, Noble Seigneur.
Ben ne savait pas trop s’il voulait parler d’être froissé ou de surprendre les gens. Le chien le regarda par-dessus ses lunettes.
— D’ailleurs, bien que l’on s’accorde à dire dans tout Landover que je suis une curiosité unique, je crois pouvoir affirmer que ce n’est pas moi qui vous surprendrai le plus.
— Ce qui veut dire ?
— Que vous avez beaucoup à apprendre, et que les leçons seront pour le moins stupéfiantes.
Sur ce, il salua rapidement, recula jusqu’à la porte et referma celle-ci derrière lui. Ben était de plus en plus intrigué. Ce dernier commentaire avait tout d’un avertissement. C’était comme si Abernathy le prévenait que le pire était encore à venir.
Il chassa la question de son esprit, se déshabilla et se laissa glisser dans la baignoire, où il s’étendit avec délices. Il y resta presque une heure, réfléchissant à tout ce qui lui était arrivé. Assez curieusement, l’objet de ses pensées avait complètement changé depuis son arrivée à Landover. En arrivant, il s’était demandé si oui ou non ce qu’il vivait et voyait était réel ou bien provenait d’effets spéciaux habiles rendus possibles par la technique moderne. À présent, il en était à se demander s’il était sage d’être là. Les révélations de Questor concernant l’état du royaume étaient décourageantes. Il avait payé un million de dollars un trône qui ne régnait sur rien : ni domestiques, ni armée, ni trésor, ni impôts. Il était plus disposé à accepter que Landover était un monde différent du sien dans lequel la magie jouait un rôle véritable qu’à reconnaître qu’il avait acheté un trône sans pouvoir.
Mais il n’était pas entièrement honnête avec lui-même, se dit-il. Il avait acheté le titre de roi, d’accord, mais aussi le pays, et celui-ci semblait correspondre à la description fournie. D’autre part, après vingt ans de vacance du trône, la monarchie landovérienne ne pouvait être qu’ébranlée. La situation s’était dégradée peu à peu, tout naturellement. C’était logique, il aurait du travail pour remettre le pays sur pied.
Alors pourquoi s’inquiétait-il ? Comparé à son attente initiale, Landover ne pouvait que dépasser toutes ses espérances.
Il acheva sa toilette et sortit de la baignoire, puis se sécha. L’eau était restée à la même température tout le temps de son bain. La pièce aussi était agréable. Même le sol dallé de pierre était chaud sous ses pieds nus. L’air était étrangement vibrant, comme si le château respirait…
Il enfila des chausses, des sous-vêtements flottants retenus par des lanières, un haut-de-chausses vert forêt à lacets et bretelles, et une ample tunique crème qui fermait par un système d’anneaux et de crochets métalliques. L’ensemble, entièrement dénué des habituels boutons, fermetures à glissière, Velcro ou élastiques, lui parut étrange, mais il lui allait bien et il s’y sentait à l’aise.
Il venait de chausser une paire de bottes de cuir souple et se demandait où était passé Abernathy lorsque la porte s’ouvrit sur Questor.
— Vous paraissez reposé et rafraîchi, Noble Seigneur, dit-il en souriant. Votre bain était-il satisfaisant ?
— Très, répondit Ben en lui rendant son sourire. Questor, pourquoi ne pas laisser tomber toutes ces salades et…
— Ces quoi ?
— Ces salades, répéta Ben en cherchant un autre mot. Ces… salamalecs.
— Salamalecs ?
— Les règles de l’étiquette royale, bon sang ! Je veux savoir dans quoi je me suis fourré.
Questor pencha la tête d’un air songeur.
— Oui, je vois. Que diriez-vous si je vous montrais exactement de quoi il retourne ?
— Très bien. Parfait, même.
— Bon. Veuillez me suivre.
Le magicien se tourna et se dirigea vers la porte. Ils sortirent de la pièce et Questor conduisit Ben au cœur du château, devant une lourde porte à deux vantaux qui s’ouvrait sur une tour et un escalier en colimaçon. Sans un mot, ils se mirent à monter. Lorsqu’ils eurent atteint le palier, tout en haut des marches, Questor fit signe à Ben de poser ses mains fermement contre le relief de l’image du château et du chevalier (la même que celle du médaillon), gravée dans le bois d’une massive porte en chêne et en métal ménagée dans le mur de la tour. La porte s’ouvrit sans un bruit, et ils entrèrent.
Ils se trouvaient dans une petite pièce circulaire. Devant eux, depuis le plafond jusqu’au milieu du mur, une ouverture béait sur les nuages et la brume qui tournoyaient devant les tours du château à l’approche de la nuit. Une rambarde d’argent cintrée, montée sur étançons, barrait l’ouverture à hauteur de la taille. En son milieu était fixé un lutrin, d’argent lui aussi. Ben examina le tout un instant, puis regarda Questor. La pièce ressemblait à une tribune de conférencier destinée aux discours que le roi adressait dans les nuages à l’on ne sait quel public.
— Ceci est le contempleur, expliqua Questor. Avancez jusqu’à la rambarde, je vous prie.
Ben obéit. L’argent de l’appui et du lutrin était atteint par le Ternissement, mais sous les taches, Ben devinait des milliers de petits personnages gravés dans le métal, nés de la main d’un artisan d’une patience infinie. Questor fouilla dans les sacs accrochés à sa ceinture et ressortit la carte fatiguée qu’il avait utilisée pour prouver à Ben qu’il parlait et lisait le landovérien. Il la déplia soigneusement et la plaça sur le lutrin.
— Posez les mains sur la rambarde, Noble Seigneur.
Ben s’exécuta, bientôt imité par Questor lui-même. Ils restèrent ainsi un instant à regarder la brume qui s’assombrissait. Il faisait presque nuit.
Soudain, une chaleur inattendue se répandit à travers le métal, et Ben perçut la même vibration que celle qu’il avait remarquée dans la salle de bains.
— Gardez les mains fermement appuyées à la barre, ordonna Questor. Regardez la carte placée devant vous et choisissez-y n’importe quel point que vous désirez voir. Le contempleur vous le montrera.
Ben, incrédule, se tourna vers lui un instant, puis revint à la carte. Toute la vallée figurait sur le parchemin, avec différentes couleurs d’encre pour désigner forêts, rivières, lacs, montagnes, plaines, déserts, villes, territoires et donjons, dont le nom était méticuleusement consigné. Les couleurs avaient passé, le parchemin s’était usé. Ben plissa les yeux et les posa sur Bon Aloi, puis sur le creux sombre et terrifiant qu’il avait vu des hauteurs plus tôt dans la journée. Le nom de l’endroit était taché et illisible.
— Là, dit-il en inclinant la tête. Cette cuvette, au nord. Montrez-moi cela.
— Le Gouffre Noir, murmura Questor. Bon. Tenez-vous bien, Noble Seigneur, respirez profondément et concentrez-vous sur la carte.
Ben serra les doigts et fixa son regard sur le parchemin. Alors, tout le château disparut au-dessous de lui, murailles de pierre, tours, créneaux, tout se dissipa dans l’air vide, les brumes s’estompèrent et le ciel nocturne, clair et étoilé, l’enveloppa. Il volait dans l’espace avec pour seuls supports le garde-fou d’argent et son lutrin. Sous le choc, il écarquilla les yeux et regarda vers le bas. La vallée défilait dans un grand vide d’ombres et de clair de lune.
— Questor ! cria-t-il, terrorisé, en s’agrippant à la barre.
L’enchanteur était près de lui. Une main saisit la sienne.
— N’ayez crainte, Noble Seigneur, le rassura-t-il d’une voix si calme et si normale qu’ils auraient pu se croire toujours en sécurité dans la tour. Ce n’est que de la magie. Vous ne courez aucun danger tant que vous vous tenez à la rambarde.
Ben étreignait si fort la barre que ses articulations en étaient blanches. Il découvrit qu’il était bien accroché : il éprouvait une sensation de mouvement, mais ne sentait pas le frottement du vent sur lui ou sur la carte. Les lunes de Landover s’étaient toutes levées, et leurs sphères colorées éclairaient le ciel de couleurs : pêche, vieux rose, jade, béryl, vert glauque, mauve passé, turquoise, et, pour la plus grande d’entre toutes, blanc éclatant. Il n’avait jamais rien vu de plus curieux ; c’était un feu d’artifice immobile.
Il se détendit, se sentant déjà plus à l’aise. Il avait fait une ascension en ballon une fois. Cela produisait un peu le même effet.
Ils survolèrent la vallée en décrivant une large courbe et passèrent au-dessus des brumes du monde des fées.
— Voici d’où vient la magie de Landover, Noble Seigneur, expliqua Questor. Le monde des fées, voilà d’où elle est née. C’est un lieu sans temporalité et d’existence infinie, de partout et de toujours. Il borde tous les univers et a accès à chacun d’entre eux. Des couloirs le traversent, qui relient les mondes extérieurs. On les appelle les couloirs temporels. Ce sont des passages qui mènent d’un monde à l’autre. Vous avez emprunté l’un des ces chemins pour passer de votre univers à Landover.
— Voulez-vous dire que le monde des fées se trouve entre mon pays et Landover ?
Il se rendit compte qu’il criait alors que cela n’était pas nécessaire.
— Pas exactement. Le monde des fées est un lieu de non-être éphémère, Noble Seigneur. Il existe et n’existe pas tout à la fois, étant simultanément partout et nulle part. Il ne saurait être indépendant, mais il n’est pas non plus la source de toute chose. Vous comprenez ?
— Pas un mot.
— Alors disons les choses ainsi : il est plus proche de Landover que d’aucun autre monde auquel il touche. Landover est en quelque sorte son enfant adoptif.
Drôle de comparaison, se dit Ben en regardant les brumes s’évanouir. Ils descendaient rapidement vers le Gouffre Noir, qui s’ouvrait juste au-dessous d’eux. Il s’agissait d’une étendue forestière envahie de broussailles emmêlées, toute proche des hautes montagnes qui délimitaient la vallée à son extrémité nord-ouest. C’était un bois sinistre et terrifiant que la lumière semblait ne jamais pénétrer. La nuit planait sur tout, et les brumes du monde des fées, qui entouraient toute la vallée, paraissaient l’envelopper comme le coin d’une couverture.
— Ici habite la sorcière Nocturna. On dit qu’elle est venue de chez les fées à une époque si lointaine que tous l’ont oubliée depuis, sauf elle. Elle serait venue chez les mortels pour prendre un amant, et l’ayant fait, n’aurait jamais pu retourner là d’où elle venait.
Ben regarda le trou noir. On aurait dit un puits qui descendait jusqu’en enfer.
Ils reprirent leur route à travers le pays. Ils filaient d’un horizon à l’autre, et Ben relevait des noms sur le parchemin, l’un après l’autre. Il découvrit le pays du Maître des Eaux, autre créature féerique. Il s’agissait d’un esprit qui avait pris forme humaine et élu domicile parmi les lacs et les rivières qui pullulaient dans la moitié sud de la vallée. Il régnait sur les ondines et les nymphes peuplant les eaux. Ben explora également les collines et falaises situées au nord de la fange du Gouffre Noir, où vivaient de nombreuses tribus de gnomes, de trolls et de kobolds. Certains étaient mineurs, fermiers, chasseurs, marchands, tandis que d’autres s’étaient faits voleurs et coupe-jarrets. Certains étaient industrieux et honnêtes, d’autres paresseux et méchants. Certains étaient pacifiques, d’autres non. Les seigneurs de Vertemotte revendiquaient toute la vallée centrale. Leurs possessions immenses, principalement des terres arables et du bétail, formaient la richesse de ces quelques familles dont le lignage remontait à des générations. C’étaient des barons féodaux dont les sujets, des serfs, travaillaient aux récoltes et à l’élevage pour leurs maîtres.
— Des esclaves ? s’exclama Ben, révolté.
— Des serfs ! répéta Questor en insistant sur le terme. Ce sont des hommes et des femmes libres, mais ils ne reçoivent de la terre et de ses fruits que ce qui leur est attribué par les barons.
Des esclaves tout de même, pensa Ben. Qu’on appelle ça comme on voudra…
La voix de Questor continuait à égrener des commentaires, mais Ben n’entendait plus rien, trop captivé par quelque chose de nouveau. Au début, il pensa que cela n’était rien qu’un petit point sombre sur l’une des lunes de Landover. Et puis, il vit que ce point bougeait.
Vers eux.
Venant du sud, c’était une énorme et noire silhouette ailée qui grandissait dans le ciel. D’abord indistincte, elle avait pris une forme plus précise en approchant. Des ailes de cuir se déployaient, hérissées de piques, se courbaient comme les montants d’un monstrueux cerf-volant gonflé à l’extrême. Un corps de serpent ondulait au rythme des battements d’ailes, couvert d’écailles et de plaques. De grandes serres griffues étaient repliées contre ce corps tubulaire, et au-dessus se tendait un cou de lézard surmonté d’une tête si atrocement laide que Ben tressaillit malgré lui.
C’était le dragon.
— Questor ! murmura Ben d’une voix rauque, n’osant crier.
Le sorcier se tourna et leva les yeux vers l’énorme bête.
— Strabo !
Il y avait presque du respect dans sa voix.
Ils cessèrent de bouger, suspendus au milieu des airs. Le dragon passa devant eux, si près qu’il sembla qu’il allait les frôler. Il ne les vit pas, car ils n’étaient pas vraiment visibles. Mais il sembla à Ben que l’animal avait ressenti leur présence. La tête écailleuse les survola et deux yeux injectés de sang se fixèrent sur eux. Les naseaux irréguliers s’ouvrirent largement. Un sifflement aigu et terrifiant déchira le silence de la nuit, puis s’éteignit lentement.
Le dragon ne ralentit pas plus qu’il ne changea de trajectoire. Il vola vers le nord-est jusqu’à redevenir un petit point sombre. Ben et Questor le suivirent du regard jusqu’à ce qu’il disparaisse.
— Mon Dieu ! soupira enfin Ben.
Sa soif d’aventure se trouvait soudain satisfaite.
— J’en ai assez de ce petit jeu, Questor ! Ramenez-nous à notre point de départ.
— La carte, Noble Seigneur, répondit calmement le sorcier. Fixez vos yeux sur la carte et cherchez Bon Aloi.
Ben obéit immédiatement, rendu presque frénétique par l’envie de sentir un sol ferme sous ses pieds. Il retrouva le château et concentra ses pensées dessus. Presque immédiatement, il fut de retour dans la tour, debout devant le mur ouvert.
Il lâcha la rambarde comme si elle lui brûlait les mains et recula rapidement.
— Cette bête… C’est le dragon que j’ai rencontré dans la forêt !
— En effet, Noble Seigneur, c’est bien lui. Il a nom Strabo. Il habite dans l’Est, là où la vallée est un désert de marais et de broussailles. Il y vit seul, dernier représentant de sa race.
Ben se croisa les bras sur la poitrine, frissonnant soudain de froid.
— Il était assez proche pour qu’on puisse le toucher.
— Oh, ce n’était qu’apparence. La magie vous a fait croire le contraire, mais en vérité nous n’avons jamais quitté cette pièce.
— Quoi ?
— Vous pourrez vous y essayer seul un jour, Noble Seigneur. Il vous appartient d’exercer la magie du contempleur, maintenant que vous avez vu comment cela fonctionne.
— On peut le dire, oui : j’ai vu !
— En avez-vous assez appris sur Landover pour ce soir ? Voulez-vous dîner à présent ?
— Très bonne idée, répondit Ben qui avait retrouvé tout son calme.
Ils redescendirent les escaliers et retraversèrent les couloirs jusqu’à la salle à manger. Ben avait toujours besoin de réponses à certaines questions, mais, fatigué et affamé, il décida que cela pouvait attendre. Il se laissa conduire et asseoir au haut bout de la table. Son estomac se remettait, son corps se réchauffait. Il avait survécu, et sans dégâts apparents. Alors, si c’était là le pire de ce qu’il devrait endurer…
— Voulez-vous du vin, Noble Seigneur ?
Questor interrompit le cours de ses pensées. Le jour avait disparu, et l’obscurité qui régnait sur le château se faisait plus profonde. L’enchanteur leva la main et tendit le doigt, et tout à coup les lustres s’allumèrent d’une lueur dorée sans flamme ni fumée, qui n’avait pas de source apparente.
— Encore un peu de magie, dit Ben.
Questor sourit.
— Vous voulez du vin, avez-vous dit ?
— Oui, et vous pouvez me laisser la bouteille, répondit Ben en s’installant au fond de son fauteuil. Je vais me répéter, Questor, mais je ne veux plus de surprises. Je veux tout savoir. Le médaillon, Meeks, qui a vendu Landover et pourquoi. Je veux tout savoir.
Abernathy, assis à sa gauche, posa ses pattes sur la table et regarda Ben comme à son habitude, par-dessus la monture de ses lunettes.
— Si j’étais vous, Noble Seigneur, je boirais d’abord mon vin.
Le visage poilu lança un clin d’œil complice à Ciboule, assis juste à côté. Le kobold siffla et sourit de toutes ses dents.
Ben tendit la main vers le vin.
Il avait eu le temps de vider une bonne partie de la bouteille lorsque Navet reparut avec le repas. Il apportait un ragoût de bœuf aux légumes, du pain frais, du fromage et des pâtisseries. Même si tout ne tournait pas rond, au moins on ne mourait pas de faim, se dit Ben.
Lorsque l’on repassa le plat, Questor trouva le ragoût refroidi et suggéra qu’il fût réchauffé. Navet siffla en montrant les dents, tandis qu’Abernathy déclarait qu’il préférait qu’on le mangeât froid. Questor, qui n’était pas d’accord, régla le conflit en utilisant la magie pour réchauffer à la fois marmite et ragoût. La marmite explosa et mit le feu à toute la table, ainsi qu’à la nappe qui la couvrait. Tout le monde se leva d’un bond, émettant force sifflements, cris et aboiements. Questor utilisa de nouveau ses pouvoirs et cette fois il plut dans la salle pendant un quart d’heure.
C’en était trop pour Ben. Le verre à la main, guidé par Abernathy il se retira dans ses appartements, échaudé, trempé et ivre. Demain serait un autre jour, se dit-il sous les couvertures.